La semaine dernière, j’ai emmené mon fils Igor, presque 7 ans, à sa première réunion scouts. Au programme, à l’issue de celle-ci, un moment de rencontre pour faire connaissances avec leurs animateurs. Fin d’après-midi, parents et enfants sont donc invités à rejoindre un des locaux. On s’installe dans des fauteuils de récup’, sur des chaises, certains restent debout. La lumière s’éteint, une présentation PowerPoint s’affiche. Tour à tour, les cinq animateurs se présentent (je modifie deux trois trucs par souci de confidentialité) :
Ara, Marie, étudiante en sciences politiques à Bruxelles, deuxième année d’animation
Lièvre, Julien, étudiant en droit à Leuven, première année d’animation
Lepisos, Antoine, étudiant en marketing à Gand, deuxième année d’animation
Et encore
Et encore
J’ai en face de moi de jeunes adultes, hier encore des adolescents. Probablement nés dans les années 2000. La manière qu’ils utilisent pour se présenter, c’est nom, prénom, totem, études.
Au moment où la présentation se clôture, que les lumières se rallument, qu’on nous demande si nous avons des questions, je sens une petite flamme en moi qui s’allume et qui me brûle les lèvres. J’ai envie de me lever et de leur dire : oui ! Moi ! j’ai pleins de questions.
Qu’est-ce qui te donne de la joie dans la vie, à toi ? Est-ce que tu le sais ?
Qu’est-ce qui te ressource ?
C’est quoi ton plus grand rêve ?
Qu’est-ce qui te fait kiffer, te fait te lever le matin ?
Tu faisais quoi quand tu étais petit ? C’est qui tes copains ?
Ton cœur, il vibre pour quelle musique, quel tableau, quel bouquin ?
Qu’est-ce qu’il y a dans tes écouteurs ?
Il y a qui dans ton cœur ?
Ton sourire, il est pour qui, pour quoi ?
Et pourtant, je ne me lève pas. Est-ce la perspective de prendre la parole dans une autre langue, l’idée de gêner mes enfants avec une question hors cadre ? Est-ce de la politesse, l’envie de ne pas les mettre mal à l’aise, ou autre chose encore ?
Et aujourd’hui, ça me pique, ça me chatouille. Je suis restée sur ma faim.
Ces cinq petits gars, qui vont accompagner mes enfants, je les connais par leur ville universitaire, leur futur CV en quelque sorte, l’autoroute toute droite et tracée qu’il a fallu choisir à 17 ans. Mais moi j’ai envie de connaître les petits sentiers qu’ils empruntent, les sentiers, les plages secrètes. Découvrir le relief, la matière.
Qu’est-ce que je répondrais moi aujourd’hui, si on me demandait de décliner mon identité da la sorte ? Valérie, Mésange, traductrice et styliste de formation, sans travail depuis deux ans suite à un burn-out ?
Derrière moi, une belle autoroute professionnelle de presque quinze ans de bons et loyaux services, qui a mené à un beau mur. Et que faire alors des multiples choses que je suis, moi qui ne coche plus la case emploi de manière simple et précise, qui ne répond plus à la question « tu fais quoi dans la vie ? » par un titre simple, bref, précis, en anglais si possible. Aujourd’hui, quand on me demande ce que je fais dans la vie, ça frotte à l’intérieur, ça grince. Et me vient la question, comme un ricochet, « qui es-tu ? ». Alors, c’est à cette question que je réponds. Et ma réponse prend souvent des plombes, je perds souvent quelques oreilles au passage. Mais ça me ressemble tellement plus et c’est tellement plus savoureux.
Aujourd’hui, je suis une maman de deux garçons, qui grandissent et qui challengent, une amoureuse d’un garçon qui m’a fait découvrir l’autre côté du pays et l’autre côté de moi-même, je suis céramiste en devenir, j’ai repris des études en art-thérapie à 37 ans, pour le plaisir de comprendre ce qui s’est passé pour moi. J’aime les jolies images et les gens, j’aime l’humanité et j’ai besoin de lien. Je suis en joie devant un champ de fleurs de chez nous, je collectionne les beaux objets et les phrases de gens inspirants, je me pose mille questions sur le sens et le pourquoi des choses. J’aimerais qu’on ralentisse, je suis idéaliste et je chéris mes amis.
Aujourd’hui, j’ai un énorme trou dans mon CV et un grandiose plein dans le cœur, chaque fois que j’assume d’aller voir ce qui s’y cache.
J’ai envie de lire des trucs comme ça moi sur des PowerPoint, des CV, des profils LinkedIn. Entendre qui nous sommes et pas ce que nous avons fait. Je veux croiser des humains et pas des carrières. Alors je souhaite à ces cinq animateurs scouts qu’ils les empruntent, les sentiers de randonnées, qu’ils gravissent des montagnes, à leur rythme, et avec des pauses pour grignoter, pour contempler un caillou, une abeille ou une fleur. Et qu’en prenant leur temps, ils arrivent à leur sommet, celui qui se trouve au-dessus de leur montagne.
Et de là-haut, contempler le paysage, avec joie, le cœur et les yeux remplis.
Cette semaine, j’ai eu envie de faire des cailloux en terre. Je ne le savais pas encore, mais voici leur histoire, des galets qui jalonnent notre chemin, qu’on ramasse et qu’on met dans sa poche.
Je vous souhaite des sentiers, des cailloux, des galets, plutôt que des autoroutes et du bitume tout lisse.